MAUNTEN – Entretien avec Drusilla Modjeska
9 juin 2020ECKERMANN Ali Cobby
22 septembre 2022Entretien avec Witi Ihimaera, auteur de Faux-semblant, réalisé par Mireille Vignol, traductrice du roman.
EXTRAIT – Il faisait un froid inhabituel pour la saison en cet automne 1935, lorsque Paraiti commença à préparer son voyage. Le vent du sud s’engouffrait dans les contreforts de Waituhi où elle vivait désormais dans sa kauta, une cabane de deux pièces près de la maison commune. Qu’importait le temps glacial, Paraiti était décidée à entreprendre son itinérance saisonnière selon le calendrier maori — et le Nouvel An maori, Matariki, était imminent. Sans compter qu’elle tournait comme un lion en cage — elle sentait l’appel de la route. Après tout, ses patients l’attendaient. Dans sa réserve de médicaments, elle sélectionna avec soin les petites fioles ou boîtes d’onguents, philtres et lotions dont elle pensait avoir besoin dans les différents dispensaires de village ; elle les enveloppa séparément pour éviter qu’elles s’entrechoquent à l’intérieur des sacoches. La plupart de ses remèdes seraient toutefois fraîchement cueillis dans des lieux secrets de la forêt et de la côte. […] Paraiti avait une petite tente et un couchage. Pour assurer sa protection, elle portait un fusil en bandoulière et un couteau dans sa botte gauche. Elle n’avait guère de charme, mais elle n’en était pas moins femme, et les hommes sont ce qu’ils sont.
Mireille Vignol, traductrice : Faux-semblant, ton troisième roman publié en français, raconte l’histoire de Paraiti, une vieille guérisseuse maorie, confrontée à un grand dilemme. Pourquoi avoir choisi de le situer dans les années 1930 ?
Witi Ihimaera, auteur : Cette histoire s’inspire d’une vraie guérisseuse traditionnelle connue sous le nom de la Balafrée, que ma mère m’a fait consulter quand j’étais petit garçon. Je souffrais alors de problèmes respiratoires auxquels les médecins blancs ne pouvaient rien. En tant que personnage, la Balafrée s’est imposée à moi et j’ai décidé d’écrire son histoire, qui se passe au début du 20e siècle, une période où les guérisseurs étaient hors-la-loi et pouvaient être emprisonnés pour pratiquer la phytothérapie. J’ai écrit d’autres romans situés à la même époque, quand les Maoris et Pakeha (Néo-zélandais d’origine européenne) sortaient de ce que nous appelons les « guerres maories » et essayaient de négocier leurs démarcations culturelles. L’écriture de Faux-semblant m’a permis de traiter des questions de racisme, de spoliations foncières et culturelles, et du rôle des femmes dans le processus de guérison.
J’en profite pour souligner que si ma mère ne m’avait pas fait consulter la Balafrée, je serais sans doute mort. À l’issue de sa thérapie, elle a plongé le petit doigt au fond de ma gorge et en a retiré des filets de mucus.
M. V. : Dans quelle mesure les savoirs maoris ancestraux ont-ils été perdus ou retrouvés ?
Witi : Certains estiment que nous en avons perdu beaucoup, mais je pense personnellement que nos pratiques tribales [telles que les karakia (prières) traditionnelles, la sculpture, le tatouage, les whakapapa (mythes tribaux) et la médecine] étaient simplement passés dans la clandestinité en attendant de pouvoir refaire surface. Le gouvernement de Nouvelle-Zélande a réaffirmé son partenariat avec le peuple maori, tel qu’il est défini dans le cadre du traité de Waitangi signé en 1840, et nous avons été témoins d’un épanouissement et d’une renaissance de ce que nous appelons matauranga Maori, les savoirs maoris. Les sculpteurs ont leurs écoles. Nous avons beaucoup d’experts en moko (le tatouage facial) et de nombreux jeunes Maoris choisissent de se faire tatouer ces superbes motifs sur le visage. En ce qui concerne la médecine traditionnelle, je connais pas moins de douze écoles qui proposent aujourd’hui l’enseignement de l’obstétrique, de guérison et de massages (mirimiri) maoris.
Je pense que l’on peut dire que nous pratiquons une pensée autochtone et cherchons à réintroduire des stratégies naturelles basées sur la sagesse ancestrale de notre peuple. La Balafrée serait très fière de voir que les hors-la-loi sont enfin reconnus !
M. V. : Dans un monde de plus en plus métissé, la couleur de peau a moins d’importance aujourd’hui qu’à l’époque, mais elle joue un rôle déterminant dans Faux-semblant. En quoi ces perceptions ont-elles changé au cours de ta vie ?
Witi : Tu veux sans doute parler de la question incarnée par Mme Vickers, une Maorie qui se fait passer pour blanche dans les années 1930. C’est elle qui demande à la Balafrée de l’avorter quand elle attend un bébé.
Ma foi, dans les années 1970, on aurait pu s’attendre à ce que ce type de dilemme appartienne au passé, mais plusieurs de mes amis racontent qu’on les cachait quand des visiteurs venaient chez eux, car ils étaient trop noirs de peau. Et lorsque j’ai moi-même épousé une Blanche, nous avons tous deux souffert de discriminations. Ensuite, nous avons eu deux filles qui sont mi-blanche mi-maorie. Mais tu as raison, le monde a évolué et, ce qui est encore plus important, les Maoris n’acceptent plus ce genre de conneries de nos jours. Un de nos aînés, Tipene O’Regan, a déclaré que le fait d’être métis n’avait pas divisé ses perspectives par deux, mais les avait doublées.
Ce que je peux dire, c’est que si nous avons réglé la question du traumatisme physique, les inégalités de race et d’identité persistent. Nous devons aussi soigner nos cicatrices, pas celles qui se voient en surface, mais les balafres cachées.
M. V. : Paraiti, la guérisseuse de Faux-semblant est une femme au caractère bien trempé (comme la plupart de tes héroïnes), elle est aussi intègre, effrontée et forte. Elle me rappelle un peu Erenora, l’héroïne de La femme de Parihaka, mais elle a moins de chance en amour…
Witi : Je crois que mes personnages féminins sont toujours forts, par nécessité, car si ces femmes se laissent marcher sur les pieds, elles se feront piétiner et perdront tout. Dans mon roman, The Matriarch, Teria dirige sa tribu pour tenter de reprendre ses terres spoliées et, franchement, elle ne peut pas compter sur les hommes pour s’en charger. Dans La femme de Parihaka, Erenora doit unifier les femmes de son village car il a été réduit en cendres, et les femmes risquent d’être violées par des soldats pakeha. Dans Faux-semblant, Paraiti doit rester solide car sans elle, où les Maoris se feraient-ils soigner ? Ils n’ont pas l’argent pour la médecine blanche et personne d’autre ne peut réparer leurs os cassés, soigner leurs brûlures, les sauver de la grippe ni accoucher les femmes.
Les motivations de mes héroïnes ne peuvent pas être personnelles : elles ont une tribu à sauver ! Et si les femmes fortes sont devenues récurrentes dans mon œuvre, c’est sans doute parce que j’ai grandi entouré de femmes très autoritaires ! J’aime dire que j’ai été élevé par de nombreuses grands-mères. J’ai toujours été impressionné par leur capacité à repérer puis exploiter les failles de la culture blanche. Et s’il n’y avait pas de failles, on pouvait compter sur elles pour en fabriquer et nous laisser passer de l’autre côté.
Pauvre Paraiti, c’est vrai qu’elle n’a pas de chance sur le plan de l’amour charnel, mais sans en dévoiler plus, elle trouve l’amour dans le fait de sauver des vies, une en particulier.
EXTRAIT – Il va te falloir du courage, Ihaka. Ce que je vais faire sera douloureux et mes plantes médicinales ne seront d’aucune aide. Il plaça ses mains en coupe autour de son sexe ; sa pudeur toucha Paraiti et lorsqu’elle entreprit ses manipulations de rebouteuse, elle ne put réprimer la bouffée de désir — en était-ce vraiment ? — qui la traversa discrètement. Qui aurait pu rester de marbre face à une telle beauté ? Il se mit à geindre ; la sueur perlait sur son front.
« Reprenez votre place ! » ordonna Paraiti en appliquant des plantes médicinales et en massant les os et les muscles sous la peau. Pendant toute l’épreuve, Ihaka fit de son mieux pour ne pas hurler, mais quand Paraiti commença à pousser, rassembler et manipuler en s’écriant « Revenez ! Je vous dis de reprendre votre place ! », il laissa échapper un hurlement d’agonie, faillit briser le bout de bois dans sa bouche et perdit connaissance.
– C’est mieux comme ça, assura Paraiti à ses amis, pâles comme des linges. Toute la nuit, Paraiti et Peti s’escrimèrent sur la jambe d’Ihaka en approfondissant les massages. Paraiti palpait les os — il y avait trois fractures en fin de compte —, évaluant le moment où elle devait forcer pour les souder et les remettre en place. Elles travaillèrent inlassablement, avec une patience inouïe.
– Non, ne t’arrête pas, disait Paraiti à son assistante quand elle montrait des signes de fatigue. Au bout du compte, elle fut satisfaite.
– Prépare l’aiguille et le fil, lui demanda-t-elle.
En suturant la peau, Paraiti plaça également des attelles en bois de palmier et banda la jambe de feuilles de kahakaha. Elle entonna un chant pour son aiguille, lui demanda de coudre avec tendresse et délicatesse pour ne pas balafrer les cuisses musclées d’Ihaka. « Puisse son épouse le regarder sans voir ton chemin », chanta-t-elle. C’était une chance qu’Ihaka soit un homme aussi robuste de corps, d’esprit et de coeur.
Paraiti déversa toute la force de son ahora, son amour, sur lui. Jamais elle n’avait connu d’homme, aucun, et elle le soigna comme l’amant qu’elle aurait peut-être eu si elle avait été jolie.
M. V. : Faux-semblant a été adapté au cinéma, sous le titre White Lies. Quel a été ton rôle dans la production et es-tu satisfait du résultat ?
Witi : J’ai eu la grande chance de voir quatre de mes œuvres adaptées au cinéma. J’ai travaillé comme producteur associé sur trois d’entre elles, mais pas sur celle-ci. La réalisatrice, Dana Rotberg, était exceptionnelle. Elle en a fait une œuvre d’art, d’ailleurs certaines scènes sont inspirées par les grands maîtres comme Le Greco, elle a un flair visuel phénoménal. Et ce que j’ai trouvé passionnant, c’est que les quatre personnages principaux sont des femmes et que leurs échanges ressemblent à des scènes de théâtre.
Je suis ravi d’avoir contribué à porter des femmes autochtones sur le grand écran. Pai, l’élue d’un peuple nouveau, (Whale Rider en anglais) est celui qui a eu le plus de succès et, quand la jeune héroïne chevauche la baleine, elle montre au monde entier que ni la race, ni le sexe, ni la géographie ne sont des obstacles à la réussite.
M. V. : Une suite est-elle prévue à Faux-semblant ?
Witi : Oui ! Le seul problème reste de trouver le temps de l’écrire. Mais j’ai déjà le titre : La Fille de la guérisseuse. Ce sera donc l’histoire de la jeune fille adoptée par Paraiti et qui, dans les années 1960, suit la même vocation médicale, mais dans le contexte de la médecine occidentale.
J’ai beaucoup de recherches à faire avant de me lancer. Mais ne t’en fais pas, la Balafrée a déjà commencé à me houspiller.
M. V. : Enfin, vue de Nouvelle-Zélande dans le contexte de la pandémie actuelle, la France apparaît-elle comme un pays inquiétant ? Comment la situation est-elle perçue dans les médias néo-zélandais ?
Witi : Tu sais, lorsque l’on parle de son œuvre, la pratique littéraire apparaît parfois comme une pratique très égoïste en cette année de vie et mort avec le coronavirus. La Nouvelle-Zélande peut sembler loin des épicentres comme la France mais, de plus d’une manière, nous sommes unis par notre humanité commune. Par ailleurs, nous ne songeons pas seulement à la France métropolitaine, mais aussi aux territoires français de Polynésie. L’histoire de Raiatea, par exemple, est une partie intégrante de notre histoire car nous pensons que notre peuplement maori s’est fait à partir d’une migration de cette île aux 12e et 13e siècles.
La France n’apparaît pas comme un pays inquiétant. Ses souffrances et ses décès sont les nôtres. Leur nationalité n’a pas d’importance à mes yeux. Dans les reportages télévisés, les nouvelles de France nous ont attristés avec un aroha (amour) et une compassion immenses.
D’une certaine manière, je pense que nos travailleurs sur la ligne de front sont comme la Balafrée. Ils agissent comme elle a agi. Pas pour leur gain personnel, mais pour le bien de tous.
Nga reira, nga mihi ki a koutou.
Kia kaha, kia manawanui.
Romans de Witi Ihimaera traduits en français par Mireille Vignol et publiés par Au vent des îles :
- Faux-semblant, 2020
- La Femme de Parihaka, 2014
- Le Patriarche, 2020 (réédition de Bulibasha, Roi des Gitans, publié en 2008)
Pour la jeunesse, traduit par Yan Peirsegaele :
- Kahu, fille des baleines, 2009 (adaptation de The Whale Rider)